Dès que l’aéroport de Beyrouth fut réouvert, ma mère est rentrée au Liban. Elle ne trouvait pas de travail en France et espérait obtenir un piston grâce à un vieil ami de son oncle, un haut placé d’origine irakienne.
L’oncle de ma mère avait été le représentant du Parti socialiste progressiste dans la région du Liban-Nord et grâce à cette position il connaissait la moitié du pays. À son sujet, ma mère ponctue ses phrases par : « Tout le monde l’aimait mon oncle ! Du paysan au maire du village. »
Sur les photographies que j’ai retrouvées de lui, il ressemble comme deux gouttes d’eau au poète turc Nâzim Hikmet. Toujours vêtu d’un complet trois-pièces, il se coiffait les cheveux en arrière, il avait un nez long et fin et des yeux bleus pleins de malice. Dans la maison familiale, au village de ma mère, un immense portrait en noir et blanc de lui trône sur le mur de l’entrée.
Quelques années après la guerre, Elias avait reconstruit cette maisonnette où leur père a grandi et qui ne se réduisait avant qu’à une pièce délabrée. Grâce à je ne sais quel argent, il a bâti avec l’aide de Habib un palais à l’architecture délirante rempli de babioles africaines, de portraits grandeur nature de Marx et Lénine et de statues de la Vierge Marie, un palais à nous faire passer pour des millionnaires alors que chacun d’entre nous vit à découvert. Elias ne voulait surtout pas réaliser une maison typique libanaise, « c’est trop bourgeois ! » disait-il et c’est dans ce lieu qui n’a ni queue ni tête que j’ai passé, enfant et adolescent, une grande partie de mes vacances d’été. Avant qu’ils l’édifient, nous restions dans la maison près de Beyrouth. Pour passer la journée dans leur village à la mer, nous partions en voiture dont nous remplissions les coffres comme si nous quittions le pays pour de bon.
Dans un coin du jardin qu’ils ont planté, ils ont érigé une statue à l’effigie de leur oncle où des membres de la famille viennent se recueillir, ou plus exactement prendre le café du matin sur l’un des bancs en pierre installés tout autour. L’admiration que tous lui vouent unanimement m’a toujours laissé perplexe.
Je ne l’ai pas connu, il est mort une année avant le début de la guerre du Liban, en 1974. « Heureusement, m’a dit ma mère, il n’aurait pas supporté de voir le pays se détruire ainsi. »
J’ai demandé à ma mère si je pouvais en savoir plus sur lui et j’avais terminé ma question par : « Tu sais, ton oncle que je n’aime pas. Enfin, que je ne sens pas. »
Ma mère s’était vexée, elle s’était adressée à mon père : « Pourquoi ton fils n’aime pas mon oncle ? Pourquoi ? »
Je m’en étais voulu d’avoir ajouté cette remarque mais il est vrai que son oncle, je ne le portais pas en haute estime. Je ne savais pas grand-chose sur lui sauf que mon grand-père maternel aurait payé ses dettes à sa mort. Ma mère me l’avait raconté.
Voir une partie de ma famille vénérer cet homme me mettait donc très mal à l’aise. J’aurais préféré qu’on construise une statue à l’effigie de mon grand-père. Cela me semblait plus juste.
– Ne dis pas ça, m’a dit mon père, tu ne le connais pas, c’était un homme bien son oncle. Il s’est fait tout seul, il venait d’une famille sans le sou. Il avait réussi à étudier à Paris dans les années cinquante. À son retour au Liban, il est devenu journaliste puis, petit à petit, il s’est engagé en politique. Il avait des idées très avancées pour son époque. Il était professeur et en même temps il faisait beaucoup pour son village, il a fait ouvrir des écoles, un dispensaire et bien d’autres choses.
– Oui, mais il vivait sans argent, a ajouté ma mère. Seulement avec son salaire de prof et ça ne valait rien. Il a vécu dans des conditions difficiles. C’est mon père qui l’aidait. Et le mausolée, on l’a fait construire car c’est le dernier d’une lignée, il n’y aura plus de Yacoub. Yacoub, c’est le nom de famille de ma mère, tu le sais ? On voulait garder une trace, laisser une trace de lui et de la famille de ma mère sur cette terre. Dans ce village. Comme point final.
Lors de ce séjour au Liban, ma mère est allée à Tripoli, dans le nord du pays, pour voir le vieil ami irakien de son oncle. Elle s’y est rendue avec son père et l’une de ses tantes. Elle cherchait à obtenir un mot de sa part qui l’aiderait à trouver un emploi à l’ambassade d’Irak de Paris. Une lettre qu’elle garde encore précieusement dans le tiroir de sa table de chevet. Sur le trajet du retour, à la sortie de Tripoli, ils ont été mis de côté à un checkpoint d’une milice propalestinienne. Son père avait beau dire qu’il connaissait de nombreux chefs palestiniens, montrer une dizaine de papiers, les miliciens lui ont pointé leur arme au visage et l’ont obligé à sortir de la voiture. La tante a reconnu l’un d’entre eux, Antoon, l’ancien meilleur ami de son fils Élie, le fils des voisins de palier. Elle a crié, elle a hurlé : « Antoon ! Antoon ! » qui lui a répondu : « Qu’est-ce que tu fais là ma voisine ? Qu’est-ce que tu fais là ? Il faut que vous partiez maintenant ! Maintenant ! Tout de suite ! Très vite. » Le père de ma mère a fait démarrer la voiture à toute vitesse.
Le 6 décembre 1975, le « samedi noir » avait commencé et de longues semaines sanglantes allaient suivre. L’un des responsables politiques des phalangistes dont le fils venait d’être tué a imposé un barrage routier et procédait au meurtre de tout civil qui était musulman. On dit que plus de deux cent musulmans sont morts ce jour-là.
La guerre politique qui opposait les propalestiniens et les phalangistes se transformait en guerre de religion. Les miliciens de tout bord se sont mis à faire de même et trier les personnes qu’ils rencontraient selon leur confession, celle-ci était mentionnée sur les cartes d’identité. Des passants, auxquels ne pouvait être reprochée que leur appartenance communautaire, ont été ainsi exécutés sommairement.
Ma mère, sans le savoir, a échappé, avec son père et sa tante, à la mort. Après cet événement, la guerre a pris un autre tournant. Vingt jours après le samedi noir, le journal Le Monde titrait « Le plus triste Noël de l’histoire libanaise » et l’article commençait ainsi : « Les Libanais ont passé, cette année, la plus triste veille de Noël de l’histoire de leur pays. Mercredi a été une journée de terreur : enlèvements et contre-enlèvements basés sur les appartenances confessionnelles n’ont cessé au cours de cette journée qui a connu l’une des plus importantes “rafles” d’otages de la guerre civile. »
Ma mère est restée cloîtrée avec sa famille dans leur maison en banlieue de Beyrouth. La porte était ouverte et des va-et-vient se faisaient à longueur de journée. Matin, midi et soir, des amis, des membres de la famille passaient prendre le café, un sirop de sucre ou manger. La guerre faisait rage mais ces instants de vie étaient précieux pour ma mère, ils lui mettaient du baume au cœur.
Même si mon père était constamment inquiet de savoir sa femme au Liban et qu’il se rendait chaque jour dans une cabine téléphonique pour prendre de ses nouvelles (où souvent il ne parvenait pas à la joindre), il ne s’ennuyait pas une seconde, seul à Paris. Les théâtres, les jardins, les librairies l’enchantaient. Il avait réussi à obtenir une carte de presse pour avoir accès gratuitement aux pièces de théâtre. Lorsqu’il ne trouvait rien qui l’intéressait, il se rendait au Théâtre de la Huchette voir les pièces de Ionesco rejouées pour la millième fois. Il aimait particulièrement cet extrait dans La Leçon qu’il tenait comme morale de vie : « Vous avez toujours tendance à additionner. Mais il faut aussi soustraire. Il ne faut pas uniquement intégrer. Il faut aussi désintégrer. C’est ça la vie. C’est ça la philosophie. C’est ça la science. C’est ça le progrès, la civilisation. »
Dans l’avion qui la menait à Paris, ma mère a vu le village de Damour avec ses cinq églises et ses trois chapelles brûler. Cette image, elle ne l’oubliera jamais. Elle avait aperçu du hublot la ville en feu, elle avait compris qu’un massacre s’y déroulait. À chaque fois qu’elle m’en parle, les larmes lui montent aux yeux.
En l’espace de deux jours, deux massacres avaient eu lieu au Liban. Le premier, le massacre de la Quarantaine, un bidonville, à majorité musulmane, qui était contrôlé par les forces de l’Organisation de libération de la Palestine, habité par des Palestiniens et des immigrés. Il avait été envahi par les milices chrétiennes libanaises, entraînant le massacre de six cent à mille personnes. Deux jours après, les Palestiniens avaient assiégé le village chrétien de Damour en coupant l’eau, l’approvisionnement et l’électricité, interdisant à la Croix-Rouge l’entrée dans la ville pour évacuer les blessés. La cité fut soumise à un intense bombardement. On recensa plus de cinq cents morts. Je cite mon père : « Ils alignaient les gens contre les murs, et bam bam bam. »